Le troisième jour de sa retraite avec les Exercices Spirituels de Saint Ignace, Eugène est invité à méditer sur la mort. Il le fait donc, se souvenant d’une façon très vivante comment il avait failli mourir plus tôt dans l’année. Son imagination fertile s’emballe alors qu’il décrit de manière frappante et exagérée tout ce qui serait arrivé après sa mort. Tout cela le conduit à conclure que tout ce qui n’est pas pour Dieu est vanité.
Si j’étais mort ce mois de mars dernier quand la maladie me conduisit aux portes du tombeau, il ne serait plus question de moi.
Pas un seul de ces hommes qui me parlent, qui me témoignent de l’estime et même de l’affection, pas un seul ne penserait à moi. Il faudrait même p[ou]r mes plus intimes, pour qu’ils proférassent encore une fois mon nom, qu’un souvenir étranger leur rappelât l’idée de mon existence. Et nous sommes dans le mois de décembre, c’est-à-dire qu’il y aurait neuf mois seulement que je ne serais plus… Oh! il n’en fallait pas tant pour effacer jusqu’à la moindre trace du souvenir de mon existence. Le surlendemain du jour qu’on m’eût enterré, je dis peut-être beaucoup, j’eusse été oublié. C’eût été le jour même sans cet intérêt extraordinaire que ma maladie avait inspiré au public; c’est donc à cause de cette circonstance remarquable que je dis le surlendemain. On eût fait des folies le jour de mon enterrement et tandis que je ne sais pas moi-même ce que serait devenue mon âme, on eût regardé mon corps comme celui d’un saint, mais bientôt la pourriture et la vermine faisant justice de ce tas de boue, instrument de tant de péchés, il n’eût pas été entièrement encore rongé par les vers, l’horrible puanteur qui serait sortie de ce cloaque abominable ne serait point encore exhalée qu’on eût dansé sur ma tombe.
Eh bien! que me dit le cœur à ces réflexions justes, indubitables? Supporte-t-il l’idée de cet oubli général, se fait-il à la pensée que ceux qu’il affectionne le plus l’oublieront comme les autres à quelques jours près de différence? Oui, oui, cœur trop sensible, trop aimant, tu seras complètement oublié de ceux même que tu aimes si tendrement. Cela est certain.
Notes de retraite, décembre 1814, E.O. XV n. 130
Réflexions surprenantes que les considérations sur la mort que fait Eugène pendant sa retraite de décembre 1814 ! Où est donc passé l’apôtre plein de fougue, audacieux et persévérant qui dispense aux plus pauvres la Parole de Dieu dans leur propre langage ? Le prêtre qui accueille dans La Congrégation de la Jeunesse des jeunes exposés aux dangers d’une France en plein chaos ? Le visiteur assidu qui apporte aux prisonniers Évangile et réconfort ?
Une telle activité peut à elle seule miner l’énergie des plus résistants. Et quand s’y ajoute la lutte contre le typhus contracté lors du ministèr du prêtre dans les prisons, on comprend sans peine les sentiments désabusés et excessifs d’un homme qui est allé au bout de ses forces.
Comme l’Ecclésiaste avant lui, Eugène ressent douloureusement la vanité, la futilité et le vide de sens d’une vie considérée au seul sens humain. Sa grande sensibilité lui montre par avance l’oubli qui, écrit-il, va « effacer jusqu’à la moindre trace du souvenir de mon existence ». Son grand désir d’une sainteté absolue serait-il aussi pour une part dans la torture qu’il inflige à son « cœur trop sensible, trop aimant » ?
L’auteur de ces mots est bien loin de pressentir qu’en 2011 sa famille spirituelle va fêter à travers le monde l’entrée dans la Vie de son Fondateur. Comme il est donc vrai que « les voies de Dieu sont impénétrables » !
Paradoxalement, ces moments de déprime chez un homme qui, de prime abord, semble avoir tout de la solidité d’un roc, me font aimer davantage encore Eugène de Mazenod.
Parce qu’il m’enseignent que notre vision personnelle des choses ne vient en aucun cas fermer la porte à l’espérance. La suite de sa vie et l’existence de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée ne nous parlent-elles pas du « Dieu de tendresse et de pitié » qui vient sauver « les cœurs brisés et broyés » et accomplir des merveilles à travers chacun d’entre nous ?