Après son ordination, Eugène passa un semestre comme formateur à Saint-Sulpice, parce que les Sulpiciens avaient été expulsés par Napoléon ; ainsi, les aînés séminaristes, déjà ordonnés, prirent le séminaire en charge jusqu’à ce qu’une solution plus permanente fut trouvée. Pendant ce temps, Eugène se prépara (et sa famille) à retourner à Aix. Dans cet extrait d’une lettre à sa mère, il montre la claire compréhension de ses responsabilités dans l’Église, comme prêtre:
Je vous ai déjà précédemment prévenu de mes intentions à cet égard, qui ne sont que le résultat des obligations que m’imposent les devoirs de mon état. Les prêtres aujourd’hui ne sont [p. 2] plus comme les abbés d’autrefois; nous ne sommes prêtres que pour l’Église et, par conséquent, tous nos instants lui sont dus. Ainsi, tout le temps qui ne serait pas employé à la prière, à l’étude ou à l’exercice du s[ain]t ministère serait autant de dérobé à Celui au service duquel nous nous sommes entièrement consacrés, connaissant bien toute l’étendue des obligations que nous nous imposions. C’est pourquoi il ne faut pas que l’on s’imagine qu’à mon retour je me mette à faire ou à recevoir des visites, à remplir ce qu’on appelle les bienséances du monde, etc., etc. Rien de tout cela. Tout mon genre de vie est prévu d’avance, et rien ne m’en fera changer, parce que je ne prends de résolution qu’après y avoir mûrement pensé devant le bon Dieu, après en avoir reconnu la bonté; ensuite tout est dit. On m’appellera sauvage, malhonnête même, si l’on veut; tout me sera égal, pourvu que je sois un bon prêtre. Les exemples des autres qu’on pourra m’apporter, bien loin de m’ébranler dans ma résolution, ne feront que m’y confirmer davantage. Ma conscience et Dieu, voilà mes juges et la règle de ma conduite…
Lettre à Madame de Mazenod, le 22 avril 1810, E.O. XV n. 105
Si j’avais été à la place de Mme de Mazenod, j’aurais réagi de manière ambivalente. Ma première réaction, toute humaine, aurait probablement été de la déception par rapport à ce que toute maman peut espérer lorsqu’un fils se rapproche du lieu physique où elle vit. Les termes tellement clairs et décisifs de cette lettre m’auraient certainement causé de la peine. Puis, en considérant attentivement les motifs qui guidaient une telle déclaration, mon chagrin aurait acquis une dimension d’admiration pour le prêtre imprégné du Sacerdoce qu’il désire vivre en oblation totale de tous les instants de sa vie.
Pardonnez-moi saint Eugène ! En lisant ces lignes, j’ai d’abord ressenti comme un sentiment d’indignation : trop claire, trop décisive justement cette lettre, trop peu attentive aux réaction de Rose Joannis ! J’ai d’abord vu la paille dans l’œil d’Eugène alors qu’il y avait une poutre dans le mien. En effet, lorsque j’ai annoncé à ma famille notre départ pour le Canada, ce fut aussi en termes non équivoques, toutes les formalités officielles étant d’ailleurs terminées.
Comme Mme de Mazenod, le choc fut grand pour mes parents. Comme elle aussi, avec le recul, ils ont compris quel motif supérieur nous guidait. Pour Eugène, une vocation sans compromission, pour Pierre et moi, l’assurance d’un avenir plus souriant pour notre petite famille.